CULTURE
CIMAISES
Ahmed Kleige et Sandra Issa, la mémoire dans la peau
Sandra Issa et Ahmad Kleige, des regards croisés sur les oubliés de la terre. Photo Michel Sayegh
À l’initiative de la galerie Janine Rubeiz*, deux acteurs de la scène artistique, deux peintres au passé et aux visions différents, ont instauré un dialogue pictural sur le thème de « Shattered Faces ». Une exposition qui se poursuit jusqu’au 21 septembre.
Né à Alep en 1964 et diplômé de «Fathi Mohammad Fine Arts Center» en 1998, Ahmed Kleige est établi au Liban. Sandra Issa, elle, est née en 1984 à Beyrouth. Elle a poursuivi des études d’arts visuels au Liban et en France et organise, depuis, plusieurs performances et installations ou participe à des expositions. Si deux décennies séparent ces deux artistes, les mêmes problèmes, les mêmes angoisses les rassemblent. Et c’est sur différents espaces picturaux qu’ils traduisent tous deux leurs appréhensions et leurs inquiétudes.Un cri... un écho
«Comment peut-on être sourd aux cris qui s’élèvent dans ce Moyen-Orient qui se brise peu à peu jusqu’à s’effriter ?», se demande Kleige. «Comment peut-on ne pas être à l’écoute de tous ces individus, ces êtres humains dont on oublie le nom et qui ne sont que des chiffres dans les médias?», lui répond Sandra Issa. Et c’est à partir de cette réflexion que le dialogue prend corps petit à petit tant sur la toile que sur du papier journal.
Les deux artistes ne se connaissaient pas bien mais, tout au long de leur processus de travail, de leurs échanges quotidiens, ils ont réussi à construire un univers qu’on croyait lointain, mais qui semble si familier. Chacun à sa manière exprime une réalité vue ou vécue. Si l’œuvre de Kleige apparaît comme un cri face à l’injustice et l’oppression, celle de Issa semble plus teintée d’espoir. «Depuis ma première toile, avoue-t-il, c’est l’être démuni et opprimé qui occupe mes pensées. Je tente de donner forme à ses angoisses et ses peurs, ses rêves et ses tristesses.» Et de poursuivre: «De la douleur de Spartacus jusqu’aux enfants qui tombent dans les rues, en passant par les pleurs des mères à Halabja (le massacre de Halabja en Irak, à l’arme chimique, en 1988), mes couleurs sont le cri que je lance face à l’injustice et le désespoir.» De ces couleurs sable, terre ou même bitume où l’être s’y fond peu à peu jusqu’à devenir presque invisible, on a pu déceler une petite fleur. Mais très vite, l’artiste répond: «C’est ce qui reste de ce prénommé printemps arabe.»
Soumission et rébellion
Si donc Ahmad Kleige reproduit sur ses toiles des regards creux et hagards qui percent le cœur, Sandra Issa, elle, représente aussi toutes ces figures brisées, sans nom et sans identité, mais sous un autre angle. Ils sont deux, trois ou légions. Reniés, négligés par la presse, ces individus sont cependant en perpétuel mouvement. Contrairement à l’attitude figée des personnages de Kleige, ils bougent, cavalent, lèvent les bras. «Ils incarnent l’espoir... du début de la révolte», dit doucement Sandra Issa. À travers un filtrage des médias, l’artiste s’approprie les images véhiculées par les journaux et réinterprète les événements. «Entre dessin sur papier et peinture sur toile, cette série est constituée de techniques mixtes sur un support fait de papiers journaux et tissus encollés. Ces matériaux recyclés et agglomérés constituent un support semi-rigide à la texture semblable au cuir, explique Issa. Les tissus proviennent de vieux vêtements, draps ou meubles. Objets du quotidien, ils sont notre deuxième peau, une enveloppe porteuse de culture et d’identité.» À travers cette technique, les figures croquées par l’artiste envahissent l’espace, reprennent le dessus sur l’événement et couvrent les voix des politiciens et des personnes influentes qui font l’actualité. Comme une revanche. Sorties de leur contexte, les images de Sandra Issa deviennent un tracé d’histoire sur les murs de la galerie. Une histoire en marche.
Il est certain que ces deux artistes trempent leurs couleurs dans le quotidien. Pour Kleige, le massacre des Kurdes en Irak a été le tournant dans sa vie d’artiste, tandis que Sandra Issa avoue que c’est l’année 2006 qui a changé sa vision. «En tant qu’artistes, nous ne pouvons pas rester à l’écart des turbulences sociales.» «J’ai besoin de plus d’une toile pour cerner l’angoisse et la destruction qui m’entourent, confiera enfin Kleige. La peinture est la mémoire vécue au quotidien.» Une mémoire que ces deux artistes, en témoignant de ce présent à leur façon, ont inscrit dans la membrane picturale. Comme une seconde peau.
*Galerie Janine Rubeiz, imm. Majdalani (Raouché).
Ouverte du mardi au vendredi de 10 heures à 19 heures et les samedis de 10 heures à 14 heures. Tél. : 01/868290.